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Dislocation et construction dans Misère et variations

L’un des enjeux de l’écriture dans Misère et variations demeure l’expression et la mise en perspective d’une vision cohérente d’univers bâtis sur les fondations de perceptions parcellaires d’un narrateur-victime longtemps égaré. Le binôme dislocation – (re)construction trouve son sens sur ce lit psychologique d’un être devant (re)trouver une lumière intérieure tout en soutenant, et cherchant à en comprendre d’autres.

 

L’emploi dans ce tome de la première personne et les passages ironiques soulèvent la question de la légitimité ou, plus exactement, la foi de la parole révélée. La dissociation du narrateur–victime en témoin– historien–personnage s’impose cependant comme la volonté d’une relation la plus factuelle possible des situations vécues, bannie de toute nature fantasque ; le récit est élevé à un niveau supérieur : la quête du moi ; le triomphe de l’intelligence sur l’exploitation du mal. Cette nature constatative du récit sera accentuée dans le second tome où ce premier narrateur se dédouble, s’efface et abandonne ses feuillets à la conscience d’une personne non révélée, qui se fait le réceptacle et le porte-voix d’une mémoire engloutie.

L’écriture créé en soi un effet de dislocation, dissection, organisation et perspective sur la mémoire : elle devient un abri où le moi profond de la victime s’allège, se repose et se détend, travaillant à sa propre réparation, renonçant à une vision brouillée, étouffée de ses blessures, faisant ressortir la valeur réaliste des circonstances qui les entourent et la compréhension d’univers qui prennent sens. L’essence constatative permet en ce sens au lecteur une apparente liberté d’appréciation éthique tandis que les personnages dénoncés ne jouissent d’aucune latitude morale.

 

Cependant, ce roman est d’abord un roman de la conscience : le système des personnages repose sur le critère de leur valeur morale, évaluée dans ce tome par la distanciation ironique, l’exposition des faits, la mise en perspective avec le monde réel.

Les personnages sont producteurs de leur propre destin, le narrateur y compris. Dans sa quête, celui-ci procède à son auto-évaluation ; il n’a pas de pitié pour lui-même ; il s’expose avant d’exposer ; il se juge avant de juger. Cette âpreté vis-à-vis de soi est la condition pour représenter les personnalités auxquelles il se trouve confronté, des bourreaux aux complices. C’est la logique du récit de l’affrontement d’une personnalité dotée d’une conscience et d’empathie contre des êtres totalement dénués de ces qualités propres à la dimension humaine profonde : les pervers forgent une histoire dont le déroulement et les conséquences les dépassent et dont ils se défendent d’être les sujets ; tandis que leurs victimes sont des sujets capables de réflexion et ressentis comme « d’autres-sujets », des personnes parlant à la première personne comme d’un « je » différent, ils chercheront toujours en des boucs émissaires et des circonstances le réceptacle où chasser toute conscience et déplacer leur responsabilité.

Ce récit est celui d’une quête de l’ombre et de la lumière, de la multi dimensionnalité de chaque personnage. Le narrateur ne peut atteindre de stade objectif qu’en se délestant de la part irrationnelle de la culpabilité, en se réconciliant avec cette voix intérieure qui l’a paralysé. Par l’humilité des aveux les moins flatteurs, par sa volonté de ne pas se dérober à sa part de responsabilité, il se libère pour mieux grandir. Sa personnalité d’abord dissolue sur le lit brouillardeux dont se nourrissent les prémices de cette histoire, se dissout encore malgré soi sous la pression des procédés pervers, puis volontairement dans le but de se détacher de ses rôles de juge et censeur, et se fondre in fine dans celui de spectateur.

 

 

 

La difficulté pour toute personne saine, a fortiori pour toute victime égarée, est de saisir la logique, la forme d’ordre psychologique et moral des personnes perverses qui ont exercé ou exercent encore sur elle un implacable harcèlement dont il n’est jamais possible de voir l’issue. Ce huis-clos s’imprime sur des critères pervertis de créatures s’adaptant à une atmosphère abiotique. En l’absence d’empathie, de compassion et de conscience vis-à-vis d’autrui, les pervers tordent et réorganisent un système qui leur devient propre pour vivre au sein de la (leur) société. La reconstitution des faits et perceptions place donc en perspective la subjectivité irréaliste du moi et du monde de personnalités dévoyées par rapport à un monde réel, actuel, qu’il appartient à chaque lecteur d’apprécier.

 

Les manières perpétuelles du pervers narcissique de malmener les gens dans des virages psychologiques pour fuir un sentiment refoulé de honte sont usantes, perturbantes, et participent sur le long terme à la dissolution de l’identité. Madame Geislique est en sus atteinte du trouble de la personnalité histrionique. Elle passe son temps à tordre l’image qu’elle nourrit d’autrui au gré de son humeur, qui change comme une bourrasque dans l’instant, de manière manichéenne : une personne perçue comme supérieure et avantageuse à son ego sera enrobée, flattée ou contournée, puis déchue au rang de menace, rabaissée, si elle ne la contente de compliments ou d’attentions, et pire, si elle la laisse de côté (exemple : les jeunes du Club de la Ronde sont nuls et stupides parce qu’ils ne les intègrent pas dans leurs fêtes...) Inversement, tout individu évalué comme une source de déshonneur sera écarté, jusqu’au jour où d’autres circonstances le relèveront en comparaison (exemple des cousins de Normandie écartés au mariage d’Hubert et invités à compatir au buffet funèbre de Tristan ; le frère dans l’est de la France, trempé comme bourreau rival et jaloux dans la fange de l’abjection, connaît un bref instant de grâce, avant de rechuter ; sa femme Lydianne, dénigrée dans son physique, devient brièvement une sainte dans l’illusion égotiste d’un idéal fusionnel, puis est lapidée comme un seul instrument d’argent ; l’adoption, symbole d’une grandeur d’âme qui faisait l’objet de ses fantasmes, se mue en tentative pour la rabaisser etc.).

Pour se sortir la tête haute de ses tortues batailles contre soi, cette femme multiplie ses rôles. En quête perpétuelle d’admiration ou d’apitoiement sur sa personne, l’histrion se fondra de l’un à l’autre sans se préoccuper du mal causé ni en éprouver de remords. Explicitement, la mélancolie de la veuve Fontbrun, rejetée et visualisée comme un méprisable indicateur de faiblesse à qui l’on a fait, en l’invitant au mariage, de la charité, deviendra le nouveau miroir de pitié le jour où, se drapant dans son nouveau rôle, Sabine Geislique clame qu’elle ne savait pas ce que c’était que d’être veuve avant de l’avoir vécu. (Le narcissique s’associe bien au mélancolique). La vieille veuve d’un colonel, rejetée comme un reflet de dégradation, devient intéressante dès lors où, loin de ressentir du chagrin, Sabine comprend qu’elle peut s’amuser. Ses feintes misérables ne l’empêchent pas de dépouiller en toute quiétude ses fils.

L’entourage n’est jamais qu’un instrument visant à lénifier la puissance des troubles existentiels du pervers. Le mari et les fils croient être aimés, quand ils appartiennent à cette classe. Mais loin d’être seulement des plastrons, ils se révèlent comme de virulents complices : ils s’agrègent au jeu de la narcissique pour non survivre, mais en vivre avec les meilleurs avantages — selon leur vision. Ceci s’opère aux dépens d’autrui.

 

Ces pervers nient l’humanité dans son droit à la différence et la compassion — homosexuels, sidéens, personnes de couleur, démunies, isolées etc. — et se réfugient dans les vieux abris discursifs grossiers et faciles — antisémitisme des années trente, théories de sous-races, légendes lucifériennes de la fin du monde, vecteurs et réceptacles à leurs yeux de leurs échecs et misères personnelles.

Ils nient l’individu dans son droit au respect, à l’existence même. Le harcèlement moral perpétré à l’initiative de la mère narcissique, soutenu et amplifié par le mari, le fils et les complices tacites, est d’abord une velléité de crime par la pensée.

La dislocation est un instrument morbide. Les tentatives d’isolement visent à affaiblir, ronger et dissoudre cette identité. Celle-ci sera donc attaquée, grignotée, abattue comme par une meute donnant des coups de dents jusqu’aux menaces ouvertes de meurtre.

 

Symboliquement, le trio attaque la famille en son cœur tout en clamant bien haut combien elle est importante. Il tente d’isoler ses victimes de leurs parents ou de tout substitut : la mère cherche à convaincre Bérénice que sa famille ne vaut pas la peine d’être fréquentée, que son existence ne revêt d’importance ni aux yeux de ses oncles, ni de ses parents. Elle nie la réalité de sa mère en affirmant, pour mieux s’en persuader, qu’elle seule la représente. L’amie d’enfance, Émeline Maguiard, susceptible de grandir dans l’affection de Bérénice parce qu’elle est l’anti-thèse de sa représentation, surgit dès la première rencontre en menace à écarter.

L’isolement commence dès la naissance pour le frère aîné, associé et dissocié du cadet à la guise de la mère ; Hubert, totalement aliéné à cette volonté, tantôt écarte son frère comme une honte, tantôt l’enserre selon l’intérêt. On rejette, mais sans lâcher l’emprise.

 

Composites et dégénérées, ces personnalités sont sexuellement dénaturées. L’attaque, par des moyens éparpillés, vise donc aussi l’identité sexuelle des cibles.

Aux yeux de la mère atteinte du trouble de la personnalité histrionique, l’identité sexuelle de la victime principale, de la petite-fille et des femmes qui la dérangent est un objet d’attirance et de répulsion mêlées, reflet de ses affres refoulées : sa bisexualité, son trouble de la maternité, une probable frigidité, qui trouvent leurs représentations les plus inquiétantes dans la scène d’aveu de pédophilie et le rapport brut à la défécation. Symboliquement, l’hystérectomie, en la privant définitivement de cet organe qui n’aura pour elle représenté que comédie de souffrance, indifférence, gêne et rejet, lui ôte tout espoir de sexualité : dans leur univers, celle-ci n’a de sens que dans la procréation.

Si ce personnage n’a de cesse de s’attaquer à ce sujet, le mystère demeure sur la relation entre l’aggravation de ses crises et le rôle du mari : celui-ci laisse un lourd parfum de doute, révèle des troubles qui lui sont propres par une extrême pruderie doublée de saillies colériques interpellantes (thème approfondi dans le second tome).

Le fils cadet, Hubert, développe une vision sale de la sexualité, éteint tout désir et renie avec toutes les valeurs qui lui sont associées l’engagement fondamental du mariage : la vie intime. 

 

C’est pourquoi, niée en tant que femme, Bérénice l’est en tant que mère ; son droit au choix — celui de demeurer au foyer, de travailler ou d’associer les deux — est bafoué ; son plaisir de s’occuper de son enfant, réfuté ; ses droits fondamentaux au respect, broyés. Si ces destitutions successives apparaissent comme les projections des troubles profonds de la perverse, elles naissent aux yeux du beau-père comme l’expression d’une peur extrême de la femme, dans son corps et sa fonction, transmise à son fils cadet. Chacun développera sa justification personnelle de son agressivité. L’argent est brandi comme l’arme suprême de toute dévalorisation. La négation de la maternité s’étire dans son extrême jusqu’à la négation totale de l’un ou l’autre des petits-enfants, selon ce même processus manichéen.

Stigmatisée dans des rôles — plus que ses fonctions, puisque, dans son esprit trouble et compartimenté, la mère n’a qu’une perception vide affectivement et intellectuellement de toute représentation féminine et des efforts pour pourvoir à l’amour et l’éducation des enfants — la victime principale se sent comme peu à peu démantelée : menace juridique, instrument et brisant économique pour le fils et les parents, (faible) écueil moral pour le père, inconciliabilité féminine pour la mère. Déréalisée, isolée, contrainte de se maîtriser pour ne pas donner prise ou se conformer à l’image que les pervers veulent faire naître d’elle, et par défense instinctive contre ses douleurs profondes, Bérénice ne vit plus naturellement. Poussée dans ses retranchements, affaiblie à cette lutte, ses modes de défense la conduisent à réagir comme dans le rôle d’une autre personne. Elle contemple la dissolution de sa volonté, sa paralysie, la dépossession de soi ; elle s’observe, anéantie de ne pas se reconnaître ni de se ressaisir.

 

Cette négation du fait identitaire se retourne contre les complices actifs : le mari, dont le froid assassinat par la voix culmine dans le chapitre final horriblement ; la sensation de solitude du fils, Hubert, après la demande en divorce de sa femme, qui ne peut confier sa prétendue souffrance à sa mère, sans pour autant admettre que la source de cet état de fait — et non d’un sentiment dont le témoin a toutes raisons de douter — se trouve dans la personnalité même de sa mère. Car le bruit et les fausses larmes, métonymies de l’amour et de la souffrance, sont l’expression vide d’un rôle rodant sur un monde de mort.

Le lecteur est en droit de supposer qu’une forme d’affliction habita le père dans son enfance, soumis, d’après ses narrations, à un autoritarisme excessif. Le doute est permis à la perverse avant ses cinq ans, date à laquelle la ramène ses illusions. Toute détresse est niée par le fils cadet qui a détourné toute culpabilité, et promis, à la mort de ses parents, à un total effondrement. Elle est refoulée par l’aîné qui, tout détruit et maltraité fût-il, défend bec et ongles ses parents.

Fondamentalement, pour les trois premiers, la comédie des embrassades, du toucher et des petites larmes montées sur commande, masquent l’absence d’empathie. Le fils aîné, détruit dès ses premières semaines d’existence, est surtout abêti, niais, stupide. Ces personnages se croisent donc, ont besoin des uns des autres dans ce malsain équilibre, mais ne se comprennent pas. Chacun échafaude une théorie sur le comportement de l’autre en totale inadéquation avec la compréhension que le narrateur–historien–archéologue se forge des rouages sous-jacents.

Ce monde dévoyé est régi par des terreurs abyssales tournées exclusivement vers soi, jamais vers autrui. Ces personnalités ne craignent jamais la mort, la douleur ou toute forme de représailles — pour le père, un jugement dans l’au-delà — que pour soi, sans éprouver le moindre remords ni désir d’amendement ou de renonciation au mal : le père consentant à son statut de mort-vivant est fourbe et malhonnête ; la mère et le fils cadet jouissent du mal commis. Les bourreaux se décriront toujours en victimes ; pire, ils s’en persuadent et insultent leurs victimes par le déni. Juger et médire vise à esquiver le constat de soi-même. Leur incapacité de remise en cause conditionne le paradoxe de choix réels. La poursuite de leurs angoisses morbides jusque dans la dislocation abyssale de la nuit traduit cette caractéristique : en parallèle à sa négation, le dépouillement de la vie.

 

 

 

Le trio, tout en criant haro sur qui manquerait de vertu et de morale, forme une association de maraudeurs démunissant, dépossédant ses victimes de la vie. La misère, elle-même disséquée, dénaturée, déplacée, ne se définit pas là où le clament ces personnages.

La symbolique de l’absorption, de l’engloutissement n’est pas anodine : l’on phagocyte les victimes (esprit de profit aux dépens de la belle-fille, des parents, divers cousins et amis chez qui ils se sont fait inviter en vacances pendant des années et s’immiscent encore) ; l’on aspire leur énergie. La vitesse et les doses d’absorption s’accélèrent avec l’intensification du cycle harcelant et des obsessions. Ce phénomène semble vouloir contrecarrer la terreur de la perte, dans un grand mélange confus : fourchettes et cuillères en argent perdues, tableaux, meubles et biens perdus, parents perdus, belle-famille perdue, gloire perdue, virginité perdue vs filles perdues, entrailles perdues, crainte de la fosse publique, du désaveu et de l’oubli, hantise de la dilapidation et de la dépossession, de la pourriture du corps et de sa dissémination en poussière. Les personnages répètent que le restaurant est le seul plaisir qui leur reste, où ils se gargarisent de scènes érotiques. L’obsession de se faire engloutir par ses propres enfants, considérés comme de potentiels exploiteurs à mater, fait écho à l’anéantissement des entrailles. L’auto-proclamation du statut divin de mère, omnipotent de femme et hégémonique de classe gît dans l’obscur. (La dévoration progressive qui ronge jusqu’aux entrailles et atteint au plus profond sa victime sera approfondie dans le tome suivant : maternité, colère…)

C’est leur propre portrait qui fait peur aux parents : la déperdition de leur humanité, la pourriture de leurs actes ; leur faculté à chasser la reconnaissance ; l’absence de cœur ; le néant de leur conscience. Leur vie est une toile constamment tissée et menacée de démantèlement. Le fils cadet reproduit pleinement tout l’arsenal manipulatoire, dur et dénué d’empathie. Les manipulés deviennent manipulateurs ; d’instruments ils deviennent acteurs ; de pervertis, pervertisseurs. Bérénice y échappe de peu.

 

L’aspect objectal dans le décor souligne cette relation entre la maraude, le déni et la jouissance. On y retrouve l’évocation de mesquineries ravivant des flambées émotives, telles ces médailles de Jeanne d’Arc extorquées, les yeux brillants, à un vieux grand-oncle ; de multiples objets choisis dans la vitrine de feu la grand-mère, des bijoux récupérés de cette même femme chassée de chez elle et dépouillée de son vivant. La veuve du peintre est caressée dans l’espoir d’hériter de ses tableaux ; les cousins, susceptibles de leur léguer quelque chose, dans ce décri de légitimité, sont reliés non à des sentiments, mais aux biens et tableaux qui leur ont échappé. La symbolique des Thénardier, coupée dans ce tome, réapparaîtra dans le second : le père en est l’évocateur, tout en prétendant n’y rien comprendre.

La symbolique objectale, en soulignant le grotesque, relève dans ce prolongement la valeur relative des objets en rapport à ce que le contexte réel veut bien lui accorder, en rapport à ce que n’a pas de prix : l’amour, la bonté, la tolérance, la compassion. La valeur relative des objets rend sa proportion à la valeur de la vie, nulle dès lors qu’elle est privée de richesse affective et d’intérêt. Dans cette chasse obsédante à la poussière, polichinelles dont on tire les ficelles, hidalgo gesticulant, Christ sur la croix, clowns en bois, masques grimaçants, miroirs renvoyant des images effrayantes d’autrui ou de soi, coucou et horloge ironisant, happent en vain la misère de la grandeur évanouie, soulignent cette pitoyable énergie à tisser un univers qui leur échappe, marquent la morbidité de celui-ci et l’agonie du temps qui s’écoule, pourtant cloisonné, étranglé, pesant, figé. Le décor minéral fossile, végétal factice, orchestré par les deux conjoints, l’accumulation de vieilleries et de bibelots, que reproduisent les fils, est à l’image de cet écrasement. Les portes et cloisons reflètent des âmes murées. Le reflet dans les miroirs et les tableaux évoquant leur propre image fait de ces sujets-acteurs des objets dont ils réfutent la réalité avec plus de violence. Les témoins ou victimes refusant de se plier aux contraintes du clan contemplent, sous le joug de la suffocation, la lente désagrégation de leur individualité.

L’ironie, qui participe de cette distanciation du narrateur, de sa volonté de repousser l’angoisse, met en exergue le côté dramatiquement grotesque des personnages. Cependant, le rire, moyen du narcissique pour faire passer ses messages comme des vérités sur des tons d’évidence, masquer la honte ou noyer sa méchanceté, est le plus souvent faux. L’assemblée répond généralement automatiquement, le mari sous sa perruque rit jaune, angoissé, les clowns et les masques revêtent des allures sardoniques. Certains objets en bois semblent dénoncer une dislocation annoncée.

 

Dans la morbidité de ses préoccupations nocturnes, l’esprit de la manœuvrière revient comme le rocher de Sisyphe vers ce rôle de veuve qui lui échappe et dont le seul frémissement est l’argent. Lorsqu’elle apprendra que sa belle-sœur finira dans une chaise roulante, elle n’exprime aucune compassion mais lance sur ce ton tranchant de guillotine qu’au moins ils l’ont remboursée et que si elle leur avait appliqué ses 4% d’intérêt, cela ne leur aurait pas été plus difficile.

Dans les excès contraires de madame, les manques incompatibles de monsieur, l’argent, lieu de stupre du couple, se dresse comme le substitut de la sexualité. Le mari contourne sa femme tout en participant au système. Le mort-vivant bourgeonne dans l’opacité sur le contentement des acquis et l’angoisse de les laisser échapper, dans cette médiocrité de petit-bourgeois insatisfait (l’auteur n’aime pas parler de classes, concept à ses yeux réducteur et dépassé, mais évoque un esprit dans le langage de ce clan) déchu d’un rang supérieur, quoi qu’il en dise. Dans les derniers mois avant sa mort, et même dès avant, il ne déroge plus à la moindre opportunité d’attiser ses obsessions et c’est en duo que la belle-fille sera après une certaine phase rabaissée et affublée des intentions qui caractérisent l’obsédée. Faux pantin agissant caché, l’homme se place longtemps à la limite de l’interprétation, se révèle dans sa multiplicité d’apparences, sans que l’on ne détermine avant longtemps son véritable rôle : de masque, pantin, enjôleur, affable, courtois, rieur, il devient félin, hideux, sournois, menteur, manipulateur, violent et profondément misogyne. Divisé d’insultes permanentes, le couple se soude dans sa terreur de voir échapper sa destinée : la belle-fille fantasmatique grandit dans leur esprit comme le sacrifice propitiatoire qui les unit.

 

Le père est obsédé par la mort, les révolutions, les massacres, les exécutions… Ce paranoïaque imagine des complots partout, des menaces de renversement. Superstitieux, ce chrétien plutôt extrémiste se tourne vers des sciences occultes, associe pouvoir de la religion et de la politique, souhaite une réorganisation du système français ramenant à la Restauration, qui passerait forcément par un bain de sang. Son bureau est un sépulcre — Bérénice a la sensation de dormir dans un cercueil qui deviendra sarcophage. Elle commence dans cette pièce noire sur un brancard, symbole de son propre état d’âme blessée, dont la culpabilité est sa première prison.

Le langage de classes chez cet homme, distinctes les unes des autres, hiérarchisées, est bien présent, même s’il le révèle plus en sourdine, laissant parler sa femme. Il se révèle — comme le beau-frère dans l’est, Ludwig — un faux érudit. Il apparaît qu’il n’a jamais lu de romans ou prétend n’en conserver aucun souvenir. Il choisit dans des lectures cycliques ou parcellaires d’histoire les détails qu’il tordra dans le sens de ses fantasmes et théories. Il se torture aussi de questions de morale pour justifier ses affres, qui relèvent moins de la conscience coupable, puisqu’il apparaît à la fin qu’il n’en a pas, que d’une forme de peur par rapport au Jugement Dernier, s’il est reconnu dans sa participation aux malversations et harcèlement de sa femme, à assumer la réussite sociale de ses aïeuls, et à thésauriser (il fait croire longtemps ne pas s’intéresser aux affaires de bourse), quand l’Église catholique invite à la pauvreté et l’humilité. Ses contradictions ne l’empêchent aucunement d’intensifier sa coopération au mal, tordant sa pensée fourbe et malsaine jusqu’à la fin.

Il se révèle aussi très admiratif des chansons poissardes de Sabine Geislique ainsi que de ses efforts pour déclamer comme des coups de marteaux les poèmes destinés à séduire le cousin en Provence, pour s’assurer d’année en année des invitations. Il l’encourage aussi lorsqu’elle met au défi sa belle-fille de la battre sur des questions de grammaire remontant à son enfance au primaire — niveau qu’elle n’a pas dépassé — et lorsqu’elle parle javanais pour surpasser la belle-fille. Ces défis visant à rabaisser celle-ci sont, à l’instar de l’homme, des masques qu’une longue période ne parviendra pas à mettre au jour facilement.

 

C’est donc parce que, indistinctement, un miscellanée de tous ces aspects surgit, que Bérénice évoque Hamlet : procrastinateur en colère contre la femme vue comme un leurre sournois à l’abri de ses fards, troublé par la vision de sa mère, veuve joyeuse, et effrayé de la conscience de ce que le plus distingué des humains sera de tout temps condamné à la poussière et l’oubli. Le sort des pervers, ces misérables, hormis de ceux dont le mal est le plus célèbre, n’y échappe pas.  Ces gens-là flaire les morts, mais aussi la leur. Leur quête d’assurances n’aboutit jamais.

 

 

 

La gestuelle, les bruits et le langage nourrissent et reflètent l’équilibre bancal, les fondations fissurées, morcelées et violentes de cet univers malsain.

La chute du mari était annoncée par les ravins, les ornières ainsi que sa claudication, tout comme celle de Lydianne, prélude à cette sentence brutale autour de l’argent. Deux complices, l’un actif, l’autre avouant sa conscience d’anomalies, fermant les yeux, puis fréquentant le plus hideusement, à l’abri de la religion, les tortionnaires, menacés de chute et du même déni dans le droit de vivre. Son agonie est ciselée dans le réalisme le plus odieux : le corps en déliquescence, hanté de sons affreux, voué à l’impuissance et au désaveu de sa femme qui se révèle dans sa dimension la plus inhumaine en sa présence.

La démarche panarde de l’histrion, décrite par son mari comme un bâton de vieillesse, laisse espérer une décadence et la ruine qui ne viennent pas. La seule dislocation que sa victime principale conservera d’elle dans le second tome sera celui d’un pantin ébouriffé s’évanouissant dans la grisaille. Dans celui-ci, la peste, touchée par ce désaveu qui lui est insupportable, s’étouffe dans son propre sang. Illusion d’une désarticulation apparente.

La lecture verticale du corps rappelle cette pesanteur et le rapport à l’ultime place : la terre. Tous les personnages repoussent la dégradation, la décomposition, à des niveaux différents : les parents, en rapport aux affres décrites ; le narrateur-victime, en se disséquant soi-même pour chercher à convertir l’extrême de sa dislocation en singularisation. Avatar qui échappera à l’autre belle-fille, effacée dans ce tome. Là où les pervers et leurs acolytes s’enfoncent dans les ténèbres du déni, la victime émerge dans la lumière de la conscience et se purifie.

Le monde de ce clan est véritablement construit sur une apocalypse masquée à eux-mêmes. Les pervers ne produisent et reconnaissent de loi que la leur. Des complices plus ou mois passifs, comme le parrain de Grégory qui reviendra plus clairement, le frère et la belle-sœur dans l’est de la France et leurs enfants, s’abritent derrière une loi qui ne leur appartient pas mais brandie comme une barrière : la religion. La notion de pardon est tordue et jetée à l’indifférence. Lydianne, qui ne laisse pas Bérénice s’exprimer et défend la tortionnaire sans chercher à rien comprendre, accentue le mal, à défaut de la culpabilité. La brièveté des phrases lapidaires agit comme des souffles brûlants.

Le monde défini par les Geislique représente l’ordre tel qu’il devrait régner sur la terre entière ; cette synecdoque est donc assenée comme un état de fait, une évidence, une vérité, dans un langage pauvre, brut et itératif au point que, tout en semant le doute, elle parvient à ébranler des victimes, et le plus étonnamment celle qui se fait narrateur, jeune femme éduquée, cultivée, intelligente, mais exposée sur le lit défavorable d’un état brouillardeux. D’abord furtif et mielleux, le père ne s’oppose jamais aux claquements des portes, aux effets de souffle préparant le terrain de l’égarement. Ses incursions sont brutales et brèves. Coups de bistouri, ton tranchant de guillotine, douches astringentes, voix éraillées, fluctuantes, sifflements, déclamations, cacophonies de casseroles ou de sons crissants participent à l’abrutissement et l’égarement. La brusquerie, les saccades itératives, les gestes en coups de marteaux accompagnant la parole, créant une illusion du mouvement, intensifient la tension, et trouvent leur point culminant dans les scènes de l’agonie (cornement prolongé, andante obsédant et langage d’un concert qui pourrait être celui du chanteur d’opéra qui leur a depuis trente ans échappé, et sonne la fin de leur représentation). La confusion rend la perception disloquée, parcellaire, sur un long chemin entravé de courte vue en courte vue. Le bruit est l’un des ingrédients d’une toile masquant un grand vide. Ces échos négatifs associés au clan s’opposent volontairement à la musicalité de la prose poétique, tout comme le choix des mots et du style souligne le contraste entre une victime censée être armée intellectuellement contre un processus qu’elle a pressenti, et des personnes représentant son contraire.

Le démantèlement de la victime enfle le jour, mais l’effet de dislocation la nuit est particulièrement sensible : les insomnies de la narcissique lors desquelles elle s’oblige à calculer et recalculer ce que lui fera gagner et perdre la mort de son mari, le moment idoine de ce décès, s’oppose à la contemplation de Bérénice de son mari. Le narrateur vogue dans un long tumulte de sa pensée à sa conscience, que seul le silence extérieur renvoie à ce mur invisible et impalpable :  sa culpabilité. Le combat grandit face à un monstre qui n’est peut-être pas que le tortionnaire le plus évident, mais cette cicatrice purulente qui, dans l’isolement, met du temps à guérir.

Mais le langage muet, les sons en sourdine, comme les sourires en coin, les souffles, les messages subliminaux du père, participent autant de cette sensation de coups de dents. Ce sont des agressions subtiles qu’il est difficile de dénoncer. Le regard méritera une attention à soi seul. Avec les miroirs, les tableaux, la victime se débat dans un jeu de renvoi et d’esquive permanent pour fuir la pétrification totale, résistance qui trouve un aboutissement dans l’apothème final. Couteaux, lames, mitraillettes, œil en embuscade, lasers, morsure, fixation, foudroiement, rafales, dissection, brûlure ou givre... sont autant de termes révélant l’agressivité. L’épiement oblige peu à peu la cible à se contrôler, à ne plus se comporter librement.   

 

 

 

Le binôme dislocation – (re)construction n’apparaît pas comme une simple dichotomie : la dernière se nourrit des débris de la première, que le pouvoir de l’écriture rend à une unité sous-jacente. Seule l’écriture tend-elle une perspective à la victime en proie, du fond de cette abysse, au doute, à l’abasourdissement, l’ironie, la stupéfaction, la dépossession, la colère et l’anéantissement. Paradoxalement, elle pétrifie la mémoire et créé une forme d’oubli. Triomphe d’une certaine lumière sur l’obscurantisme. La dislocation, pour une personne intelligente, devient le moyen de regagner des rives saines. Comme un archéologue interprétant l’histoire au moyen des indices qu’il exhume, en manipulant des morceaux de soi et des indices, elle procède à la remise en ordre de l’âme en rapport au monde réel. L’auto-jugement se réduit lui-même à l’état de fait dans ce travail de distanciation, là où le passé n’était qu’un instrument négatif paralysant. La dislocation est le prélude au retour à la vie.

 

 

Vous remerciant pour votre intérêt et cette lecture,

Marie-Ange QUINOT 

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